De l’objet utilitaire à l’œuvre d’art

S’il est vrai que les tapis étaient hookés à des fins utilitaires — pour réchauffer les planchers, empêcher le froid d’entrer par les fenêtres et les portes et vendre ou échanger contre d’autres nécessités — ils étaient aussi des œuvres d’art, des objets esthétiques ; un phénomène qui s’est accru au fil des ans.

Les tapis étaient en effet sujets à une certaine hiérarchie. Comme l’expliquent Thérèse Melanson et Simone Smith, les nouveaux tapis étaient placés à la porte du salon, la place la plus importante de la maison. Lorsqu’on faisait un nouveau tapis, celui du salon, vieilli et usé, migrait vers la cuisine, puis parfois même jusque dans la grange. D’autres gens rapportent que les beaux tapis étaient souvent posés à l’envers sur le plancher (pour les garder propres) et retournés seulement lorsque le prêtre, le ministre ou d’autres visiteurs importants arrivaient.

Becoming increasingly comfortable showing their mats, although not always at ease calling themselves artists, women started exhibiting their creations outside of the home and at local shops.

À leur apogée, les foires et les expositions agricoles étaient de très bons endroits pour exposer des tapis. Des sections entières des foires étaient consacrées aux arts décoratifs et aux métiers d’art domestiques. Certaines artistes ont même exposé leurs pièces à Boston et à New York, comme Marie-Louise Allard Blanchard. Pegi Nicol MacLeod a exposé des tapis qu’elle a dessinés, probablement hookés par Mme J. Pye Weed White, au Metropolitan Museum à New York et a gagné un prix du Museum of Modern Art (MoMA) à New York pour son tapis Corn Poni. Ces expositions ont catapulté le statut du tapis d’objet utilitaire à celui d’œuvre d’art. De nombreux créateurs ne se voyaient pas comme des artistes ; c’était tout un grand pas de soumettre un tapis pour une exposition en galerie ou dans un musée pour qu’il soit vu et jugé.

Même la très prolifique Ida Boudreau a commencé à augmenter le prix de ses tapis après avoir figuré dans l’ouvrage phare Portraits d’un peuple de Dolores Breau, un livre publié en 1996 qui documente les gens de Memramcook. C’est cette reconnaissance qui a convaincu Ida Boudreau d’augmenter enfin ses prix vers la fin de sa carrière de hookeuse.

La vocation des tapis a changé au fil des ans. L’électricité, de meilleurs isolants résidentiels et l’accès à des couvre-planchers plus abordables ont quasiment éliminé le besoin de créer des tapis utilitaires. Pourtant, les hookeuses continuent de hooker. Il semble que les aspects créatifs et les bienfaits du hookage continuent d’être importants pour les hookeuses et hookeurs.

Les femmes savent être une force motrice quand il s’agit de conserver et de faire évoluer les métiers d’art modernes et d’accroître leur reconnaissance. Elizabeth McLeod, Ph. D. (1875-1963), par exemple, a d’abord étudié, puis enseigné les arts appliqués au Ladies’ College (collège des femmes) qui s’intégrera au département des beaux-arts de l’Université Mount Allison de Sackville. Au cours de sa carrière au collège, l’accent en éducation est passé de la création d’objets à la création d’œuvres d’art, et le rôle des femmes s’est transformé lorsqu’elles ont commencé à devenir artistes professionnelles. C’est un changement auquel elle a contribué en tant que professeure et artiste ; elle inspirait les étudiantes à devenir elles-mêmes artistes, professeures et professionnelles des arts. McLeod a choisi de ne pas se marier à une époque où bien des femmes mariées abandonnaient leur art ou le mettaient de côté au profit de la famille.

Dans les années 1960 et 1970, avec la résurgence des métiers d’art, des artistes comme Danielle Ouellet et Francis Coutellier dans le sud-est du Nouveau-Brunswick ont commencé à créer des œuvres dans des disciplines textiles, notamment le tapis hooké.

Danielle Ouellet, l’une des nombreuses personnes à avoir appris à hooker auprès de Gabrielle Savoie Robichaud de Grand-Barachois, a commencé à faire des œuvres d’art textile originales dans les années 1990 à la suggestion de sa jeune fille très artistique, Janick. Son premier tapis hooké mesurait environ 20 cm (8 po) de diamètre et il était destiné à être une œuvre d’art, à accrocher au mur. Aujourd’hui, elle mêle encore des objets trouvés — des cosses de graines ou des chambres à air — à différentes fibres pour créer des collages, des poupées et des tapis hookés. Une constante dans les œuvres de Danielle : son utilisation de dessins d’enfants. Grandement inspirée par les créations de ses enfants, et maintenant de ses petits-enfants, elle a assemblé une multitude de pièces hookées au crochet ou à l’aiguille à poinçon et brodées sur leurs thèmes.

Elle a montré ses tapis hookés et ses pièces textiles dans des expositions solos et des foires, avec les Hookeuses du Bor’de’lo, ainsi que dans des expositions de groupe, comme une exposition de petites œuvres hookées avec trois autres artistes à la Galerie Curio à Shediac et une autre à la galerie Fog Forest de Sackville ainsi qu’ailleurs à Saint John et à Moncton. Au fil des ans, elle a géré une galerie d’art collective, La Maison des Artisans, qui proposait des pièces d’artistes néo-brunswickois à Moncton et elle a été propriétaire d’une galerie d’art au deuxième étage d’un restaurant qu’elle exploitait avec son mari à Shediac. Ses pièces sont personnelles et reflètent son ouverture et ses antécédents dans les services à la communauté et en économie familiale.

Ouellet a enseigné le hookage dans le sud-est du Nouveau-Brunswick, encourageant bien des gens à créer leurs propres patrons sans aucune limite — pour aider à nourrir leur créativité. Elle a notamment enseigné à des enfants et des jeunes dans des troupes de scouts, dans les écoles et par l’entremise d’associations de jeunes; elle croit fermement à la créativité des enfants. Elle a aussi prononcé une conférence sur son art au festival de la fibre d’Amherst en 2010.

Son encouragement et son influence ont mené à la création de groupes de hookage et elle a fait partie des Hookeuses du Bor’de’lo dès la fondation du groupe. Les pièces de Ouellet se trouvent dans des collections de la région et à l’étranger. Son collectionneur principal, maintenant décédé, achetait un morceau dans toutes ses expositions. L’Université de Moncton a acheté de ses pièces à offrir en cadeau, tout comme le gouvernement du Nouveau-Brunswick qui les offrira lors des Jeux de la Francophonie en Afrique.

Francis Coutellier, originaire de Belgique, a enseigné les arts à l’Université de Moncton et a été directeur du département des arts visuels plusieurs années. Il a influencé plus d’une génération d’artistes en tant qu’éducateur, commissaire et collectionneur. Coutellier a exposé ses œuvres partout dans le monde et ses pièces se trouvent dans des collections de part et d’autre, notamment celles du Musée du Nouveau-Brunswick, de la Galerie d’art Louise-et-Reuben-Cohen, de la Galerie d’art Beaverbrook, de collectionsArtNB, de l’Université du Nouveau-Brunswick et de l’Université Harvard aux États-Unis. Il a travaillé de près avec Yvonne Dupuis pour créer de grandes pièces murales avec ses designs et l’expérience au crochet d’Yvonne Dupuis.

Ce virage du tapis fonctionnel au tapis artistique signifie que les hookeuses qui choisissaient des matériaux durables accessibles capables de survivre à l’usure que subit un couvre-plancher pouvaient commencer à utiliser des tissus et des laines ou même des matériaux inédits pour exprimer leur créativité. Ce travail a migré du plancher de leur demeure à leurs murs.

L’évolution des couvre-planchers

Le hookage de tapis était surtout perpétué dans les maisonnées rurales d’une génération à l’autre et on se servait beaucoup de laine dans ces endroits puisqu’il se trouvait des filatures de laine partout dans la province (les moulins Briggs & Little, Willis Woolen et Humphrey Woolen, par exemple). Plutôt que de remplacer les pratiques textiles domestiques, ces petits moulins qui transformaient la laine en fils de laine ont donc aidé à garder la production de tissu fait maison et de tapis hookés bien vivante. Ils fournissaient une source de laine abordable et plus facilement accessible. Au fil de son histoire, il semble que le hookage de tapis soit demeuré une pratique principalement rurale, mais il était aussi populaire au sein des résidents de la ville, souvent comme art décoratif ou comme passe-temps.

Pourquoi hooker des tapis ?

Pourquoi alors, en cette époque où toutes sortes de couvre-planchers sont accessibles, créons-nous toujours des tapis pour le sol? Et pourquoi nos ancêtres en créaient-ils?

Comme par le passé, les femmes et les hommes hookaient pour passer le temps. Grâce aux longs hivers, les femmes et toute leur famille disposaient d’un peu de temps, consacré pendant les autres saisons au travail ardu de la ferme. Ils pouvaient ainsi faire des couvre-planchers. Leurs productions servaient à réchauffer leur demeure, littéralement et figurativement, à décorer leurs planchers, leurs chaises et leurs repose-pieds et parfois même leurs murs.

Le tapis hooké était, et demeure, une discipline artistique accessible pour bon nombre de gens. Ils hookent pour rendre hommage à leurs ancêtres et à leurs traditions. Ils hookent aussi pour exprimer leur créativité, leur individualité, des messages, des récits et des pensées par cette discipline, égale à toute autre discipline, tout en étant utilitaire. Les gens hookent pour ne pas oublier, pour participer au monde artistique qui les entoure, par gratitude et pour commémorer des événements.